Nous franchissons tous la porte d’un studio de yoga pour des raisons différentes.Qu’elles soient circonstancielles ou constantes, elles motivent la pratique du tout premier cours, à celui que nous prenons avec habitude. Chaque fois, notre être est teinté d’une manière particulière.
Je crois que la porte d’un studio de yoga n’est pas n’importe quelle porte, car on nous invite (enfin) à être, sans artifice. Or, ceci n’est pas une mince affaire ! Tandis que dans bien d’autres lieux, nous sommes contraints d’endosser un rôle, ici ce ne serait pas le cas.
Se rendre à la pratique serait donc faire un pas vers soi. Vers ce « je » qu’on a parfois oublié. Mais comment marcher vers soi et pour soi ? Comment faire peau neuve et s’émanciper de nos épaisseurs de vie ?
Le yoga comme le reflet d’un type de vie
Un cours de yoga estune pure traduction de notre mode de vie pressant ou le calque d’une autre discipline en vogue. Simplement, ainsi labélisé, cela nous permet de dire qu’on a commencé le yoga, que l’on fait du yoga.
De fait, les villes comme Paris, où tout doit avoir une haute valeur productive et aller très vite, connaissent un essor des pratiques de yoga très intenses, dont on valorise l’efficacité à la quantité de transpiration. Bien transpirer, c’est avoir bien pratiqué. Le visage rougi et les vêtements mouillés, et si possible la tête vidée, on en aura eu pour notre temps et notre argent. A ce jour, ces cours sont de loin les plus fréquentés.
Pour beaucoup de citadins aux vies stressantes, c’est souvent là que l’on trouve un premier refuge. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai commencé. Mes premiers cours étaient endurants comme mes anciens entrainements sportifs, et avec la pointe de présence à soi dont j’avais besoin. J’avais mes repères physiques et je m’ouvrais à la possibilité d’être émue. J’appliquais donc, sous la conduite de l’enseignante, le rapport dur à moi-même que je connaissais, et j’étais bercée par le son de sa voix légèrement cassée dans la vague d’émotions du savasana. Et à l’époque, cela m’a fait énormément de bien.
Venir au yoga se fait donc avec un objectif, quel qu’il soit, sous l’influence de nos acquis, de notre caractère et de la façon dont les choses doivent être. Cela orientera notre choix vers tel ou tel type de yoga. C’est pourquoi il n’est pas évident de venir sans attentes envers le contenu du cours, et ce que nous devons y faire.
Accomplir une posture, à quel prix ?
Ainsi s’expliquerait le regard négatif porté sur le matériel de pratique (briques, sangles, couverture…). « Je » n’ai pas besoin d’aide. Le rapport au corps passant par la sensorialité, utiliser du matériel qui permette d’être plus à l’aise enlèverait la possibilité de ressentir l’intensité – la douleur ! – d’une posture compliquée. Tout porterait à croire que plus la pratique est dur, plus je m’y réalise. Délaisser les jugements pour développer une écoute compréhensive envers soi requiert un autre regard.Cela s’explique en partie par tout un imaginaire très ancré de la personne forte dans la société occidentale : on serre les dents, fronce les sourcils et prend sur soi pour affronter la vie. Mais a-t-on réellement à affronter quoique ce soit en cours de yoga ? C’est aussi sans compter la présence d’autres élèves dans la salle, qui peuvent avoir des niveaux plus avancés. Mais c’est bien avec et dansmoncorps que je pratique.
Certaines personnes pratiquent avec un visage fermé, d’autres avec un visage paisible et ouvert. Cette surface de lutte trahit-elle un combat intérieur ? De même, le souffle court n’est-il pas une invitation à harmoniser le dehors et le dedans ? C’est là, il me semble, que réside la beauté du yoga postural, dans l’intériorité et l’écoute de la finesse du mouvement qui allonge sans casser, tourne sans tordre, courbe sans tasser, étire sans déchirer.Il faut donc de la pratique certes, et l’accompagner, autant que faire se peut, d’une « retraite en soi »*pour déceler honnêtement ce qui nous fait du bien ou pas.
Etre disposé à la surprise, lorsque la pratique est un lieu de potentialités
Un élément fondamental pour ce regard réside, à mon sens, dans notre capacité à nous laisser surprendre, aussi bien par nous-même (corps, souffle, esprit) que par l’enseignement du professeur. Quand on pratique dans un carcan, il nous faut plus de temps pour nous épanouir. La pratique devrait pouvoir être un lieu d’expériences constamment nouvelles, de modelage souple du mouvement et de l’attention au souffle. Dans l’accueil de la surprise demeure l’acceptation d’aller moins loin ou d’entrer autrement dans la posture, afin de la redécouvrir. Le corps apprend bien moins durablement dans la douleur que lorsqu’il est confortablement installé.Cela est valable pour toutes les postures, depuis le tailleur, au chien tête en bas (illustration) ou à des postures plus avancées. En photo principale, le pont pratiqué avec deux blocs soulage les poignets, et démultiplie l’ouverture de cœur.
Questionner sa pratique
Il est donc intéressant de questionner sa pratique : Qu’ai-je ressenti ? Ai-je eu mal ? Si je débute, mon placement dans la salle était-il bon pour voir et comprendre les séquences ?Si le professeur a proposé des variations dans les postures, ai-je été directement à la plus dure ? Me suis-je laissé le temps d’être dans la posture ? Ai-je la sensation d’être physiquement plus grand après le cours ? Vois-je apparaître des douleurs dans mon corps au fur et à mesure des pratiques ?
Si l’élève a tout un champ de pratique à explorer, je crois que l’enseignant doit aussi peser avec attention le vocabulaire qu’il/elle emploie pour encourager un certain type de pratique. Il s’agit d’une responsabilité de taille. Mon enseignement est-il animé par des vertus pédagogiques ? Quel(s) environnement(s) créent mes mots ? Dois-je inciter mes élèves à affronter leurs peurs et à repousser leurs limites ? Puis-je façonner un espace dans lequel la peur décroit à mesure que l’on joue à l’intérieur des limites, jusqu’à ce que celles-ci reculent d’elles-mêmes ?
Rien n’est immuable, surtout pas l’enseignement ou la pratique. Le questionnement est nécessaire pour recevoir l’héritage qui nous est juste, et mettre de côté ce qui ne l’est pas. Les enseignants ont une charge de responsabilité envers autrui, celle des élèves est envers eux-mêmes. Nul besoin de psychologiser le yoga, car les réponses se trouvent là où l’on si attend le moins : tantôt à force de pratique, tantôt facilement, parfois dans le langage, parfois à demi-mot, toujours au confinement d’une quête personnelle.
*Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre
Par Pia
Pia Le Cannu, Professeur de yoga à Paris. Amoureuse de poésie, en constante recherche philosophique pour être meilleure au monde et à elle-même.